Decidim: la gouvernance distribuée au prisme du technopolitique

Article co-écrit avec Nicholas GS Saul.

Lors de la dernière semaine d’octobre, j’ai eu l’occasion d’assister au DecidimFest qui s’est déroulé à Barcelone au cœur d’une période mouvementée pour les sujets de démocratie et de droits numériques. Alors que nous apprenions au début de ce mois que le gouvernement espagnol a interdit des projets de plateforme basés sur des blockchains ou des DLT (Distributed Ledger Technology) comme celui proposé par le Decode Project et que le Tribunal de Catalogne a déclaré la nullité du processus de participation citoyenne proposé par la Municipalité de Barcelone, il est plus que jamais important de connaitre les initiatives promouvant la gouvernance distribuée au sein des organisations et de la société.

L’objectif du DecidimFest est de réunir différents acteurs (chercheurs, entreprises, associations, etc.) du monde entier qui développent des solutions techniques et des services de consultation participative sur la plateforme Decidim pour des organisations de tous types. L’événement permet de mesurer le pouls du logiciel libre et open source en tant qu’acteur de la transformation technologique des organisations, dans le sens d’une distribution plus démocratique de la gouvernance.

C'est donc une excellente occasion de faire (re)découvrir aux lecteurs d’OrgTech la plateforme Decidim et son rôle dans le développement d’organisations distribuées au sein du secteur privé autant que public.

Decidim: intégrer le technopolitique dans la gouvernance

Qu’est-ce que Decidim? C’est avant tout un projet technopolitique, comme le définit son manuel d’administration, sous la forme d’une plateforme numérique de participation citoyenne constituant un commun open source : chacun peut accéder, modifier et utiliser librement son code.

La plateforme permet de “coordonner des espaces et des processus participatifs” afin que les organisations puissent ouvrir “de nouveaux espaces de délibération et de collaboration en vue de la co-construction et de la co-production”.

Le contexte duquel émerge le logiciel Decidim est celui des premières expérimentations participatives qui eurent lieu en Espagne, d’abord à Madrid au cours de l’année 2015, notamment sur le logiciel Consul. C’est en février 2016 que la mairie de Barcelone lance sa propre initiative intitulée Decidim Barcelona - “decidim” signifie “nous décidons” en catalan. Son objectif immédiat était de coordonner le processus participatif de rédaction du Plan d’Action Municipal (PAM), tout en préparant l’extension future de ce type de processus.

Plutôt que d'en faire un projet propriétaire de la municipalité, les promoteurs de l'initiative décident de lui donner dès le départ un caractère open source, et distribue les travaux de réalisation à de multiples sociétés de petite taille, afin de favoriser la modularité et d'éviter la capture du projet par des intérêts privés.

L’architecture de la plateforme est basée d’une part sur deux éléments fondamentaux, appelés “espaces participatifs” et “composants participatifs”.

decidim docs - fonctions and features

Les espaces participatifs sont les cadres à l’intérieur desquels les processus participatifs sont menés. Il en existe différents types : initiatives, processus, assemblées, et consultations. Ainsi, un espace participatif de type ‘initiative’ peut être mis en place pour conduire un référendum d’initiative citoyenne ; un autre de type ‘consultation’ peut être ouvert pour recueillir l’avis de tous sur le lancement d’un nouveau projet ; un espace de type ‘assemblée’ peut être ouvert pour organiser une assemblée générale des membres d’une coopérative ; et un espace de type ‘processus’ peut servir à mettre en place une élection de représentants ou un budget participatif.

Les composants participatifs sont les mécanismes de base de la participation, combinés au sein d’un espace participatif afin d’organiser les interactions entre participants. Il en existe de nombreux types, tels que les débats, les votes, les* sondages*, les réunions physiques, ou encore les textes collectifs.

Il est ainsi possible d’organiser la participation en assemblant différents mécanismes au sein d’un même espace, les résultats d’une étape alimentant l’étape suivante.

Par exemple, un processus de budget participatif peut s’appuyer sur une phase initiale de réunions publiques permettant aux citoyens de signaler des besoins dans chaque quartier. A partir de ce recueil de besoins, un sondage visant à établir des catégories budgétaires peut être proposé. Ces catégories peuvent ensuite être réutilisées pour organiser le recueil de propositions de solutions pour tous les besoins identifiés initialement, en ouvrant ces propositions aux commentaires de tous, afin d’enrichir la délibération démocratique. Un vote peut conclure la période de délibération, afin de sélectionner les projets financés par le budget participatif. Ultérieurement, une réunion publique peut être organisée afin d’évaluer les résultats, et un sondage en ligne proposé pour inclure ceux qui ne peuvent pas se rendre à la réunion publique. Un composant dit ‘accountability’ permet également de suivre le degré effectif de réalisation des projets votés, et les commentaires peuvent également être ouverts et associés à ce suivi.

La puissance de Decidim repose ainsi sur une architecture très modulaire et extensible, facilitant la mise en place de processus participatifs adaptés aux besoins de chaque organisation.

Principes et applications de Decidim

Le projet s’ancre en premier plan dans une dynamique d’exploration et d’innovation démocratique, avec l’objectif de créer de nouveaux espaces de participation et de démocratie directe, favorisant la désintermédiation et la coopération entre citoyens, institutions et organisations de la société civile. Les principes de cette nouvelle gouvernance numérique sont les suivants :

  • Hybridation technopolitique : tout n’est pas soluble dans le numérique, le développement des pratiques participatives doit s’appuyer sur une culture et des méthodes d’organisation tout autant que sur des outils techniques, et les interactions physiques doivent être pleinement intégrées et encouragées

  • Participation multi-modale : les processus participatifs ne se limitent pas à de simples clics ni même à des votes via une application ; il est nécessaire de favoriser différents modes d’interactions entre plateforme et participants et directement entre participants, pour délibérer, s’informer, s’exprimer, et décider, en ligne et en présence

  • Transparence et traçabilité : tout en préservant la confidentialité des données personnelles, la transparence des processus participatifs est la condition de la confiance et de l’adhésion

  • Ouverture et libre accès : le code source de la plateforme est libre (au sens du logiciel libre), ainsi que les informations qui y sont publiées et les données relatives aux processus eux-mêmes, afin de faciliter leur réappropriation par tous

  • Transversalité du participatif : les processus participatifs ont vocation à exister dans toutes les organisations sociales et politiques, quels que soient leur orientation ou leurs domaines d'activité

  • Science et intelligence collective : les techniques et méthodes scientifiques d’analyse des données peuvent et doivent être utilisées afin d’améliorer les processus participatifs

  • Primauté du collectif : l'accent est mis sur la promotion des interactions entre participants afin de contrebalancer les tendances à l’isolement induites par le numérique

  • Construction d’un commun : l’infrastructure des processus participatifs doit elle-même faire l’objet d’une construction démocratique et participative, et être traitée comme une ressource publique

  • Inclusivité : l’adoption par tous les publics doit faire l'objet d'un souci permanent, via la formation et la prise en compte des besoins spécifiques de groupes sociaux désavantagés

  • Articulation entre auto-organisation et institutions : à la différence de solutions privilégiant l'autonomie vis-à-vis de tout pouvoir politique, comme Aragon déjà présenté ici, Decidim revendique un capacité à renforcer l’indépendance et l’auto-organisation des groupes sociaux tout en facilitant leur intégration dans des dispositifs institutionnels leur conférant une légitimité plus large.

Decidim est aujourd’hui utilisé par plus d’une centaine d’organisations dans le monde, principalement en Europe.

Dans sa dimension politique, l’un des cas d'utilisation emblématiques du moment est la Convention Citoyenne pour le Climat, où la plateforme est utilisée pour alimenter le travail des 150 Citoyens à partir des contributions en ligne sur les 6 thématiques sur lesquelles la Convention travaille.

Sur des projets à long terme, les villes sont aujourd’hui les principales organisations utilisatrices de Decidim. La ville d’Angers l’a utilisé avec succès pour son premier budget participatif. Avec plus de 6700 participants, plus de 300 propositions citoyennes et 59 projets mis au vote, elle est un exemple d’une consultation publique concluante. De son côté, la Métropole Européenne de Lille a engagé une participation citoyenne dans le cadre  de 20 démarches participatives pour construire les projets de la métropole. Elle a permit l’hybridation de la gouvernance numérique et physique au travers de l’organisation de multiples rencontres et d’une cartographie rendant visible des usages territoriaux aux citoyens.

L’utilisation de Decidim ne se limite pas à la participation citoyenne dans la sphère publique. Les processus participatifs peuvent également être utiles aux entreprises privées.  Il existe également un pan de réflexion entier sur la transformation des modèles de gouvernances dans le secteur privé. Open Source Politics a ainsi accompagné l’entreprise Décathlon dans la co-construction participative de sa vision pour son campus de Villeneuve d’Ascq.

Le DecidimFest

A la veille du DecidimFest, j’ai pu assisté à l’Assemblée Générale de la plateforme, illustration tangible du principe de construction d’un commun évoqué plus haut. Y ont été présentées les dynamiques principales du projet pour prendre la mesure de ce qui avait été accompli jusqu’ici, et la feuille de route des années à venir.

La roadmap projette Decidim jusqu’à 2023 (année de fin du mandat de la maire Ada Colau). En tant qu’organisation, Decidim a désormais un statut légal d’association et a enregistré sa marque. Il est possible d’en devenir membre moyennant une cotisation de 40 euros. En février 2020 se tiendra l’élection d’un comité de coordination.

Olivier Schulbaum sur la scène de DecidimFest - photo par Pablo Aragón

Les deux jours du DecidimFest les présentations se sont focalisés sur des cas pratiques et sur la présentation de nombreuses études scientifiques consacrées à l’usage des outils numériques de gouvernance et de participation dans des instances publiques ou privées.

D’autres interventions ont porté sur les problématiques clés de la gouvernance digitale : comment protéger la démocratie des manipulations rendues possibles par les grands réseaux sociaux, comment assurer la démocratisation de la technologie et de la société, ou encore comment résoudre la tension entre la vie privée et l'exigence contemporaine de la connexion permanente.

Toutes ces présentations, dont un compte-rendu plus détaillé a été publié par Virgile Deville et Nicholas Saul, ont illustré l’importance de disposer de solutions bâties sur un modèle décentralisé, libre et open source,  respectant les données personnelles et favorisant l’expérimentation et la mise en place de processus de gouvernance distribuée dans de multiples contextes.

Le DecidimFest a réuni toute la diversité des acteurs sociaux, économiques et scientifiques qui travaillent à l’émergence de nouvelles formes de gouvernance, plus inclusives, plus participatives, plus horizontales. Il s’est conclu sur une intervention de Xabier Barrandiaran, philosophe et chercheur spécialiste des neurosciences, en charge de l’innovation démocratique pour la ville de Barcelone et animateur du projet Decidim. Xabier a présenté les travaux en cours sur le white paper de Decidim, en insistant sur la co-construction du projet et la nécessité de le faire grandir de façon démocratique.

Dans un monde où les Etats et les géants du web redoublent d’effort pour étendre leur contrôle sur les individus et les citoyens, il est bon de voir que des réponses technopolitiques sont disponibles, activement et démocratiquement développées !


Photo de Barcelone partagée par https://fshoq.com.

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