Aragon, la décentralisation en actes

Dans ce dernier volet, nous proposons d'aborder Aragon sous un angle plus concret, en examinant d'une part l'organisation même du projet, et d'autre part les plus importants cas d'usage existants ou à venir.

Aragon Flocks: la décentralisation en actes

Dès le début, les fondateurs d'Aragon ont affirmé que le projet sera créé par sa communauté, pour sa communauté, et sous le contrôle de sa communauté. Néanmoins, cet objectif devait être atteint progressivement, au fil de la construction des outils et des pratiques qui le rendait possible.

L'un des jalons majeurs sur ce chemin vers la décentralisation d'Aragon a consisté à découpler les fonctions de gestion des actifs d'Aragon (en premier lieu, les montants levés lors de l'ICO) des fonctions de développement du produit Aragon. C'est ainsi que naissent d'une part l'Aragon Association, association de droit suisse jouant le rôle d'une fondation et contrôlant les fonds, la marque, et la propriété intellectuelle du projet, et d'autre part Aragon One, société également enregistrée en Suisse et regroupant les développeurs (et les fondateurs).

Une telle configuration est relativement usuelle pour des projets open source, en particulier lorsqu'ils ont été financés par une ICO. Aragon va plus loin et apporte deux innovations majeures :

  • la décentralisation du développement, via le programme Flock (et d'autres programmes complémentaires : Nest et Community Fund DAO)

  • la décentralisation de la gouvernance, via l'utilisation de l'AGP (Aragon Governance Proposal) pour déterminer la roadmap d'Aragon

Le programme Flock n'est pas un simple dispositif de "bounties", ces primes offertes à une communauté de développeurs afin de faire réaliser des fonctionnalités et corriger des bugs. Les bounties sont toujours décidés par une équipe centralisée, qui conserve le contrôle sur le développement et le code d'un projet. Avec les flocks, Aragon introduit une décentralisation plus radicale, puisqu'il s'agit de retenir des équipes qui vont également développer des parties clés d'Aragon, de façon coordonnée mais indépendante de l'équipe historique et des fondateurs !

Aragon One, Autark, Aragon Black

L'équipe historique devient ainsi le premier flock, sous le nom d'Aragon One. En Janvier 2019, un second flock est retenu, sous le nom d'Autark. Entre autres activités, Autark développe notamment Open Enterprise, une suite d'applications permettant de budgéter et de gérer des projets et des tâches dans une DAO Aragon.

En Avril 2019, Aragon Black reçoit à son tour un budget afin de constituer le troisième flock d'Aragon. Sur sa feuille de route, l'application Fundraising, qui permettra aux DAOs de lever des fonds en combinant une approche DAICO (contrôle de la libération des fonds par les investisseurs) et des Bonding Curve Tokens, et Pando Network, dont l'objectif est de rendre autonome un projet open source en plaçant son code sous le contrôle d'une DAO.

Outre les applications sur lesquelles travaillent spécifiquement chaque flock, les équipes collaborent également sur des projets transverses utiles à tous.

Cette approche décentralisée du développement est combinée à la gouvernance décentralisée du modèle AGP : la décision de financer un flock pour une période donnée est prise par les détenteurs d'ANT, le token d'Aragon, lors d'un des votes trimestriels du réseau. L'association a un rôle de filtre et elle peut empêcher qu'une proposition soit soumise au vote, mais au final c'est bien l'ensemble de la communauté Aragon qui est invitée à se prononcer sur le financement d'une nouvelle équipe et sur son programme.

Le vote lui-même n'est que l'ultime étape d'une processus collaboratif s'étalant sur plusieurs semaines, au cours desquelles les porteurs de projet partagent et débattent de leurs idées avec la communauté, en particulier via le forum Aragon. La publicité intégrale des débats contribue à la vitalité de la délibération.

Le programme Flock est expérimental. Il rencontre actuellement certaines difficultés et n'est pas exempt de critiques—également partagées publiquement sur le forum Aragon. Il est encore trop tôt pour déterminer si sa forme actuelle est la plus pertinente pour atteindre l'objectif de décentralisation radicale assumée par les promoteurs du projet. Néanmoins, il témoigne d'une volonté constante d'atteindre cet objectif et de mobiliser l'intelligence collective de l'écosystème pour y parvenir.

En finançant des équipes ayant chacune leur identité propre, en permettant à des détenteurs de tokens de voter sur des programmes, en s'appuyant sur d'autres dispositifs plus agiles pour encourager les développeurs (community fund, community rewards), Aragon multiplie les innovations en faveur du développement open source. Les outils et les pratiques ainsi forgés pourront s'avérer précieux à l'ensemble du monde open source et des communs numériques.

Aragon, pour quoi faire ?

On l'a vu, Aragon présente bien des visages : réseau, juridiction, composants techniques, applications... Mais finalement, quelles sont les utilisations pressenties pour tous ces services ? Y a-t-il des cas d'usage particulièrement ciblés par Aragon ? Est-ce que les organisations traditionnelles ont quelque chose à gagner à fonctionner sur une blockchain, ou bien Aragon est-il plutôt adapté à des formes nouvelles d'organisations ?

Selon ses promoteurs, Aragon permet de créer et d'opérer n'importe quel type d'organisation, centralisée ou décentralisée, fermée ou ouverte, hiérarchique ou plate, de petite taille ou à grande échelle, contrôlée par ses membres ou par d'autres organisations... Difficile dans ces conditions de saisir la spécificité des organisations Aragon !

Pour identifier les cas d'usage les plus indiqués, examinons plutôt deux caractéristiques essentielles qu'Aragon ambitionne de conférer aux organisations qui l'utiliseront : leur caractère programmable et leur souveraineté.

Des organisations programmables

Les organisations Aragon sont des DAOs dans le sens où leur gouvernance, leur processus organisationnels et la gestion de leurs fonds sont pilotés par du logiciel, ce qui les rend plus efficientes, plus adaptables, et plus transparentes que les organisations traditionnelles.

Le caractère programmable est effectivement intéressant pour n'importe quelle organisation. S'il suffit de cliquer sur quelques boutons pour créer une organisation, d'y inviter des collaborateurs, prendre ensemble des décisions, distribuer des tâches ou payer des fournisseurs, on peut s'attendre à une réduction considérable des coûts opérationnels des organisations.

Mais n'est-ce pas la promesse de l'informatisation et de la dématérialisation en général ? N'existe-t-il pas déjà d'innombrables applications pour gérer des projets en équipe, modéliser et exécuter des workflows, payer des employés ou voter ?

Même si l'approche plateforme d'Aragon apporte un plus sous la forme de l'interopérabilité  des applications qui y sont proposées, elle n'est pas unique—on pense notamment aux application stores de plateformes, comme Salesforce AppExchange et ses milliers d'applications provenant de fournisseurs indépendants.

Au-delà de la possibilité de mettre en place une organisation virtuelle en quelques clics et pour quelques euros, la valeur d'Aragon n'apparait clairement que lorsqu'on tient compte de la seconde caractéristique mentionnée plus haut, la souveraineté.

Des organisations souveraines

Le fait que le fonctionnement d'une organisation repose sur du logiciel ne suffit pas à la définir comme une DAO. On s'accorde en effet à n'appliquer ce terme qu'aux organisations dont le code est exécuté sur une blockchain publique, ce qui leur permet de s'émanciper de tout tiers, sur les plans politique, juridictionnel et économique.

Le recours à une blockchain publique offre également une capacité d'inclusion maximale vis-à-vis des membres de la DAO. Plus de limitation géographique, la DAO étant accessible depuis n'importe quel point du globe connecté à Internet. Plus de nécessité d'être bancarisé ni de risque de voir son compte saisi, les fonds étant gérés indépendamment des circuits bancaires traditionnels. Plus de discrimination relative au genre, à l'ethnicité, à la religion ou à l'âge, l'identité des participants reposant par défaut sur des pseudonymes.

En Europe, l'Etat de droit prévaut et les transferts financiers sont rapides, économiques et peu susceptibles de faire l'objet de confiscation. Il n'en va pas de même partout dans le monde, et on peut ainsi imaginer qu'Aragon apparaisse comme une solution dans des pays où l'insécurité juridique règne, l'inflation est ruineuse, la corruption est endémique et l'infrastructure financière fait défaut.

C'est le cas fictif dépeint dès 2017 par Luis Cuende, qui met en scène Maria, une jeune fille du Venezuela qui trouve dans Aragon les moyens de son émancipation et de son autonomie économique.

Maria est une développeuse talentueuse, qui rêve d'utiliser ses compétences pour sortir sa famille de la pauvreté. Elle apprend les risques qui pèsent sur les entrepreneurs dans son pays, le danger d'être kidnappée, la possibilité d'être expropriée. Elle découvre également la bureaucratie paralysante, les taxes collectées par un gouvernement corrompu, et au final, l'impossibilité pour elle de créer une entreprise en raison de son âge. Manuel, un développeur argentin, lui parle d'Aragon, grâce auquel ils peuvent créer ensemble une entreprise, par-delà les frontières et en dépit de tous les obstacles rencontrés jusque-là.

Maria heureuse et libérée :)

Ce conte de fée ne prétend pas à l'authenticité. Sa raison d'être est de susciter l'espoir en dépeignant la blockchain non comme une simple technologie, ni comme un instrument spéculatif, mais comme une solution salvatrice pour des peuples en proie à des Etats déliquescents. Ce narratif est apparu dès l'émergence de Bitcoin, lorsqu'on a réalisé les bénéfices qu'une monnaie décentralisée pouvait offrir à des milliards de personnes n'ayant accès à aucun service financier.

Cependant, ces cas d'usage restent à ce jour hypothétiques. Crypto-monnaies et applications décentralisées sont encore largement une affaire de pays riches et de personnes à niveau d'éducation élevé. Leur adoption dans les pays en voie de développement rencontre de nombreux obstacles, au premier chef l'impossibilité d'utiliser directement la crypto-monnaie pour les besoins de la vie courante.

Si l'on comprend bien la perspective idéologique qui conduit Aragon, dans une double tradition anarchiste et cyber-libertaire, à afficher un projet en rupture avec le système politico-économique dominant, il est plus difficile de saisir comment il pourrait se traduire à court terme par la création massive d'organisations Aragon autonomes.

Dans les pays où la corruption, la bureaucratie, et l'incertitude monétaire règnent, l'infrastructure numérique et l'éducation font défaut, et l'autonomie vis-à-vis des systèmes en place repose sur l'économie informelle plutôt que sur des systèmes techniques sophistiqués.

Dans les pays développés, les organisations n'aspirent pas à l'autonomie, mais au contraire à une intégration toujours poussée à l'environnement financier et juridique. Et l'affaire Libra nous montre, s'il en était besoin, que les Etats ne cèdent pas facilement leurs prérogatives dès l'instant où une menace réelle se fait sentir.

Reste l'hypothèse de l'effondrement. Si les monnaies souveraines perdaient leur valeur, si le système bancaire et financier international connaissait une crise majeure, ou encore si l'Etat de droit était remis en cause par la montée des régimes autoritaires, de nombreuses d'organisations pourraient rechercher sécurité et autonomie sur Aragon. Certains se préparent à un tel scénario.

Les DAO-communs

L'autonomie absolue vis-à-vis des systèmes en place demeure donc un besoin marginal. La radicalité du "combat pour la liberté" ne débouche aujourd'hui que sur un champ d'application restreint. Cependant, il existe d'autres contextes où le caractère programmable des organisations Aragon et leur autonomie, même relative, peuvent être précieuses.

Dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique s'affirme une tendance à la décentralisation, à la constitution fluides d'équipes autour de projets temporaires, à la coopération entre personnes et entités indépendantes. Les regroupements qui s'en suivent n'ont pas toujours besoin de se doter d'une forme juridique pesante et ancrée dans une juridiction particulière.

Le projet OpenCollective, par exemple, a été lancé par Xavier Damman et Pia Mancini afin de permettre à des projets open source de recevoir un financement sans avoir besoin de constituer une personne légale.

Aragon étend cette possibilité à tout regroupement de personnes morales ou physiques décidant ensemble de l'affectation de leurs ressources. Les participants à un forum en ligne pourront ainsi adopter des règles de fonctionnement, par exemple pour adopter de nouveaux membres. Les développeurs d'un projet open source sur github pourront gérer ensemble un budget et rétribuer les contributions. Un consortium d'entreprises pourra financer et organiser un projet de recherche commun. Une ville pourra confier aux acteurs locaux, citoyens et entreprises, l'allocation d'un budget d'équipement.

Aragon permet ainsi à toute communauté d'acteurs indépendants d'organiser la gestion de ressources communes, selon des règles partagées et décidées collectivement. On retrouve ici la définition la plus courante des "communs", qui constitue un domaine d'application particulièrement pertinent pour Aragon.

Photo by Dario Valenzuela / Unsplash

Quelques exemples :

  • "Melon Protocol" est un protocole open-source pour la gestion de fonds décentralisée, initialement développé par une startup, Melonport. Le protocole étant à présent finalisé, Melonport a été dissoute et la propriété du protocole transférées à une DAO sur Aragon, le "Melon Council". Le Council est constitué en personne légale, une association à but non-lucratif de droit suisse, dont les membres sont des personnes physiques identifiées disposant chacune d'une voix. Les décisions du Council gouvernent à la fois le code du protocole (mise à disposition d'upgrades) et la modification de ses paramètres (comme le prix de l'amgu, l'équivalent du gas Ethereum pour Melon). Ultérieurement, les ressources financières (en tokens) du protocole seront également gérées par le Council via la DAO. Avec Aragon, le Council dispose d'un instrument de décision collective d'une totale transparence, parfaitement adapté aux statuts de l'association et pouvant facilement faire l'objet d'évolutions. Les interfaces techniques permettent de plus une exécution immédiate et garantie de certains votes (comme l'ajout d'un membre aujourd'hui, ou des transferts de fonds dans le futur).

  • "The DAO" est une nouvelle version du projet du même nom datant de 2016 et qui s'était très mal terminé, puisque des dizaines de millions de dollars avaient été détournés et la communauté Ethereum s'était profondément déchirée à ce sujet. Comme évoqué dans la première édition de notre newsletter, The DAO vise à encourager et financer le lancement de DAOs économiquement  profitables, en combinant plusieurs sous-DAOs ou "Leagues", chacune en charge d'une activité spécifique : gestion des fonds, deal flow, compliance, développement. Aragon permettra d'automatiser les interactions entre ces sous-DAOs, via son système de permissions et l'Agent App qui permet à toute DAO Aragon d'effectuer des appels à des smart contracts (et donc à d'autres DAOs). Enfin, The DAO s'appuiera également sur Aragon Court.

  • "Pool Together" est un projet beaucoup plus simple. Il s'agit d'une loterie où les participants récupèrent tous leur mise, le prix étant constitué des intérêts perçus sur l'ensemble des sommes réunies. Tous les flux financiers sont traités via Aragon, rendant ainsi le système totalement transparent aux participants afin de créer la confiance essentielle à son fonctionnement, d'autant plus que le projet n'est pas incorporé en tant que société.

  • "1Hive" est un collectif visant à développer les communs open source, notamment via la recherche et le développement d'outils assurant leur pérennité économique. 1Hive a ainsi proposé une licence basée sur la taxe Harberger, développé un système de financement à base de bonding curve tokens et travaille actuellement sur Dandelion, un mécanisme de sortie des membres d'une organisation en désaccord avec une décision prise par la majorité. 1Hive a mis en place une panoplie de modes de rémunération adaptés à une organisation ouverte : bounties, allocations pour des travaux spécifiques, paiements récurrents, distribution de droits sur les actifs du collectif. Dans ce dernier cas, les contributeurs utilisent l'application de vote Dot fournie par le flock Autark afin de manifester l'appréciation et les remerciements de chacun vis-à-vis des autres membres. Le projet ayant récemment attiré de nombreux contributeurs, il se structure en sous-projets, qui pourront également être traités sous la forme de sous-DAOs. Les décisions collectives et les flux financiers sont accessibles à tous via la DAO. 1Hive illustre parfaitement l'intérêt de l'utilisation d'Aragon par des organisations ouvertes dont l'activité dépend de l'implication de contributeurs indépendants.

Les traits communs à ces cas d'usage : des parties indépendantes qui choisissent librement de coopérer, la transparence de l'information qui crée la confiance entre les parties et les conditions de l'auto-régulation, des mécanismes flexibles pour faciliter les décisions collectives, l'utilisation, la combinaison et l'extension de briques applicatives existantes, et la capacité à gérer des flux monétaires et des instruments financiers en ligne.

On peut douter de l'utilité d'Aragon pour équiper les organisations traditionnelles. On peut craindre que son marché soit trop étroit s'il se limite aux organisations totalement autonomes et souveraines. En revanche, Aragon est parfaitement en phase avec l'émergence des communs, et plus largement avec les transformations sociétales et économiques actuelles en faveur de la coopération entre les acteurs les plus divers : indépendants, collectifs informels, coopératives, individus et entreprises, consortiums privés et publics, etc.


Ce volet conclut notre série sur Aragon, proposée à l'occasion de la sortie de la version 0.8 appelée Camino. La première partie traite du narratif sous-jacent au projet, le combat pour la liberté, ainsi que de la stratégie produit consistant à proposer un système universel pour la création de tout type de DAOs. La deuxième partie aborde Aragon en tant que réseau décentralisé co-géré par ses membres – individus et organisations.

Merci à John Light et Luke Duncan !

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